mardi 30 mai 2017

James Hanley par Henry Miller

(A propos du roman La maison sans issues, huis clos dans une maison à Londres pendant les bombardements de la deuxième guerre mondiale)

Résultat de recherche d'images pour "james hanley la maison sans issue"Je me suis éveillé ce matin en pensant à La Maison sans Issues et j'ai rugi de rire. Je pensais à M. Johns, le marin ivre, à Clem le petit génie et à Léna sa femme, avec son "cancer au coeur". Et je lâchai un nouveau rugissement. Car ce livre entier n'est qu'un long et formidable rire d'ordure océanique noyée dans une jungle glauque d'icebergs fêlés, de démence, d'hystérie, de vomit, de flammes et d'hallucinations. Il part de tous les côtés à la fois, à la suite de M. Johns le marin, et filant avec lui par la tangente, va se perdre dans les limbes. Clem, le petit "geavénavie" n'en finit plus de retoucher son immortelle toile ; sa femme de courir après les pilules ou les compresses au vinaigre ; M. Johns, de chercher après un fichu verre ; l'homme au Philco, d'essayer de prendrée la Bolivie sur son poste de radio ; Gwen, d'attendre son Richard, et celui-ci, de son côté, de guigner les cadavres, les bombes incendiaires ou le bref répit que lui laisseront les fureurs punitives d'en-haut. Tout cela se passe dans une maison de Londres, une nuit de raid aérien. Une maison qui a tout de l'asile d'aliénés, qui est la réplique exacte de cette autre maison de fous qu'est le monde extérieur, sauf qu'elle se tient dans l'esprit et que rien ne saurait mettre un terme à ce mécanisme d'horloge en folie, qu'un cataclysme.
Le style auquel Hanley a recours pour enregistrer cette dégringolade hallucinante, est magnifiquement adapté aux exigences que l'auteur lui-même s'est fixé. On sent que l'écrivain n'est pas seulement présent dans la suite en apparence incohérente des événements qui s'accumulent et se chevauchent pêle-mêle, mais qu'il est au plus fort des ruines et du bric-à-brac de l'esprit même. La langue qu'il emploie est celle du désordre à son extrême, de la démoralisation totale, et il s'y tient d'un bout à l'autre, avec une rigidité et une consistance qui rappellent ce cauchemar dont Kafka fit sa demeure. L'humour est sauvage, explosif, tour à tour attendri et loufoque. C'est de l'humour altier, de l'humour de dieux qui roulent sous la table. Le narrateur ne s'accorde pas le moindre commentaire, fût-ce indirect, il a "la touche arctique"- de quoi faire courir un petit frisson glacé du haut en bas de la colonne vertébrale...

Incipit :

 Après que le déluge de bruit eût cessé, que le vent fût tombé, le marin s'affaissa. Il était malade. Ils étaient dans un désert d'air.
- "Nom de... ! Sors-moi d'ici," cria le marin.
- "Lève-toi," dit le petit homme ; il se mit à tirer. Des crissements se firent entendre.
- "C'est de la glace," dit le marin. "Sors-moi d'ici." Retombant, ses mains devinrent des tentacules, explorèrent tout autour. "La glace, ça me connaît,"dit-il, "il y a toujours quelque chose de mouvant en dessous de la glace, je m'y connais."
- Du verre, espèce d'idiot," dit le petit homme ; son imperméable bon marché dégouttait, son casque continuait à lui tomber sur le front. "Lève-toi !" Penché, les bras entourant le marin, il tirait, tirait dur.
- " Va au diable," cria-t-il, "quoi, tu es saoûl."
La lune émergea d'une gerbe de lents nuages.

Paru sous le titre original de No Directions et traduit de l'anglais par Jean-Claude Lefaure, la dernière édition en France de ce roman remonte à 1987 chez 10/18. J'en recommande vivement la lecture. Pour le style souvent proche du chaos des situations comme du chaos des corps. Dans la postface, l'universitaire Jean-Pierre Durix compare l'art de James Hanley à celui de Pinter et de Beckett.

dimanche 14 mai 2017

Céline Escouteloup, Debout dans tes yeux

Résultat de recherche d'images pour "céline escouteloup"" Dans de grands torrents,
La sueur, les constellations, le sang des lèvres et l'urine chaude
Ont aspergé le ciel d'un long sanglot divin de loup et louve."


Ces vers de Céline Escouteloup dans Debout dans tes yeux réunissent les teintes essentielles de son univers. Délicates et éphémères à la façon des estampes japonaises ou plus crues voire triviales dans les notations sur le corps et le sexe, elles offrent dans le même feu du regard l'infini des étoiles et les souvenirs de l'enfance qui [saute d'un carreau à l'autre pour redessiner les énergies], les suppliques à l'être aimé : " Je te demande de manger du sucre à en avoir des caries."
La mise à niveau égal des perceptions et des émotions, de l'esprit et de la chair "pour ramener le cosmos sur la Terre" confère à ce recueil le goût de l'insolite dont le lecteur est aussitôt friand.
L'écriture de Céline Escouteloup se déplie en vers très brefs comme en méandres plus longs, épouse à l'occasion le souffle de la prose et occupe l'espace de la page en totale liberté, selon le plaisir souvent musical qui la conduit.
Debout dans tes yeux, troisième ouvrage de cette jeune auteure lucide [qui ne sait pas trop bien pourquoi elle écrit des livres] est une incontestable réussite où tendresses et espiègleries savent aussi nous émouvoir.

Extraits :

C'est ainsi que j'aime écrire le matin, un peu sale, un peu sauvage,encore éteinte mais qui brille, les doigts qui sentent le sexe, les cheveux pleins de noeuds, sans soutien-gorge et les pieds nus.

*

Désormais, j'occupe mon temps à effleurer du bout des doigts
l'univers en braille
Pour essayer encore, malgré tout,
D'en rapporter pour toi les contes du silence.

*

Il reste, parfois, un clown étrange qui bondit de là
sur son ressort rouillé
D'une si douce et coquette boîte à musique
Un homme en danseuse sur la pédale d'une bicyclette lancée
sur le trottoir mouillé
Et le pied qui flottille

*

Il y a des nuages brisés qui volent dans le ciel.
Il y a des nuages déchirés qui bordent les yeux.
Mes poumons se contractent dans la blancheur.

Dessous de ciel : sous le ciel des filles, une odeur de mer.
Une lumière verte, inutile comme un pressentiment, éclaire
inlassablement mon coeur d'un immense ennui : elle dit
que la mer sera là tout au long de la nuit.


Debout dans tes yeux de Céline Escouteloup est accompagné d'une encre de Sophie Brassart. Il est publié par les éditions Unicité au prix de treize euros.

image éditions unicité

lundi 8 mai 2017

Marie Cosnay, Aquerò

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Un fil de texte a cela de commun avec un fil de fer qu’il peut se tordre et se distordre dans tous les sens. Un fildetextiste doté d’un fort talent de funambule/somnambule peut même y faire des nœuds, dans un style soutenu comme dans un style plus rugueux. Marie Cosnay a de toute évidence ce talent-là.
Dans son dernier ouvrage, Aquerò, (qui signifie « ceci » en patois béarnais), elle tombe dans une grotte pendant un orage et rapetisse. Puis elle prend son envol comme les moineaux dont elle a désormais la taille. Après le ventre de la terre peuplé de monstres et de bisons peints, la cime obscure d’un if dans un cimetière, la nuit.

« Un bout d’espace blanc et lumineux » apparaît…
Quel est-il ? Quel genre lui attribuer s’il prend forme ?

Entre souvenirs de l’infirmerie dans son collège en 1974, relations historiques des années 1856-1858 et visions hallucinatoires de toutes sortes, Marie Cosnay nous livre ses perceptions chaotiques de Bernadette Soubirous qui ne saurait être Calamity Jane défouraillant à tout-va. Comme un écho à ce qui la hante du corps et de la chair, du naturel et du surnaturel, de l’enfance en ses fièvres blessées, de la mort qui ossifie.
La disposition de ce fil de texte, tantôt récit tantôt poème ou presque théâtre, déroute le lecteur dans sa recherche des intentions cachées. Que veut dire Marie Cosnay ? Que veut-elle nous faire dire en évoquant, parmi d’autres, les figures archaïques et mythologiques de la Vénus de Brassempouy, de Cassandre et d’Ulysse ? Cependant que lui revient du passé un jeune homme sur une Mobylette ?
A ces questions et au jeu des appariements littéraires dont je suis friand, je donne ma langue au « lézard sur les tuiles du toit », à la « biche impromptue », aux « moineaux de robes tabliers et paniers remplis qui s’ébrouent ». A la langue même. Celle de la littérature dans son exigence la plus ardente.

Extrait :
« … le fils de la Sainte Vierge va donner la matrice ou utérus de la truie qu’on va appliquer sur le nombril de Marguerite et de Rose ou Rosie qui parle pour elle aussi bien que pour sa copine au nom de fleur bis, la Sainte Vierge l’a compris car elle comprend tout, elle comprend aussi que les femmes ont tant de ventres, chacune en a tant, un ici et un ici, il y a tant de femmes, ça n’en finit pas de se déplacer, de souffrir, de descendre, de faire des petits et des petites choses et des ennuis incommensurables. Le fils de la dame va offrir le ventre de la truie et on n’en parlera plus. »


Aquerò, de Marie Cosnay est publié aux Editions de l’Ogre et coûte 17 €.

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lundi 1 mai 2017

Maupassant journaliste, 1

Résultat de recherche d'images pour "maupassant"Autour des années mille huit cent quatre-vingt, Guy de Maupassant écrivit de nombreuses chroniques, notamment dans Le Gaulois, journal conservateur qui fusionna avec Le Figaro en 1929.
Le conservatisme de Maupassant chroniqueur n'était cependant pas celui de la haute bourgeoisie et de la noblesse de son temps. L'auteur de Bel-Ami aspirait à un gouvernement de l'intelligence et de l'esprit et soutint l'Etat républicain lorsqu'il imposa l'école obligatoire. De même, il souhaitait que des places gratuites fussent réservées dans les théâtres aux pauvres ayant des lettres. 
Le lecteur ne manquera pas de sourire aux coups de plume donnés avec gourmandise à la gent féminine, Schopenhauer à l'appui. Dames et demoiselles, forcément inconstantes, incapables de penser vraiment car trop soumises aux passions de l'amour, n'étaient que linottes à séduire mais avec élégance, sans jamais s'abaisser à quelque trivialité condamnable.

C'est surtout dans l'évocation de Gustave Flaubert que Maupassant se montre le plus pénétrant : "... on appelle généralement style une forme particulière de phrase propre à chaque écrivain, ainsi qu'un moule uniforme dans lequel il coule toutes les choses qu'il veut exprimer. De cette façon, il y a le style de Pierre, le style de Paul et le style de Jacques. Flaubert n'a point son style, mais il a le style; c'est-à-dire que les expressions et la composition qu'il emploie pour formuler une pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot. (in La République des Lettres, 22 octobre 1876)"
" Il écoute le rythme de sa prose, s'arrête comme pour saisir une sonorité fuyante, combine les tons, éloigne les assonances, dispose les virgules avec science, comme les haltes d'un long chemin : car les arrêts de sa pensée, correspondant aux membres de sa phrase, doivent être en même temps les repos nécessaires à la respiration. Mille préoccupations l'obsèdent. Il condense quatre pages en dix lignes ; et la joue enflée, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se bat désespérément contre l'idée, la saisit, l'étreint, la subjugue, et peu à peu, avec des efforts surhumains, il l'encage, comme une bête captive, dans une forme solide et précise." (in Le Gaulois, 23 août 1880)

Admirateur de la geste napoléonienne, Maupassant a fait plusieurs voyages en Corse, qu'il raconte comme si c'étaient des nouvelles. Voici un passage sur le port de Marseille qui vaudrait à n'importe quel auteur contemporain d'être traîné dans la boue voire devant les tribunaux : " Des Arabes, des nègres, des Turcs, des Grecs, des Italiens, d'autres encore, presque nus, drapés en des loques bizarres, mangeant des nourritures sans nom, accroupis, couchés, vautrés sous la chaleur de ce ciel brûlant, rebuts de toutes les races, marqués de tous les vices, êtres errants sans famille, sans attaches au monde, sans lois, vivant au hasard du jour dans ce port immense, prêts à toutes les besognes, acceptant tous les salaires, grouillant sur le sol comme sur eux grouille la vermine, font de cette ville une sorte de fumier humain où fermente échouée là toute la pourriture de l'Orient." (in Le Gaulois, 27 septembre 1880)

Chroniques de Maupassant a paru en 10/18 au début des années 1980 et c'est un plaisir toujours intact de lire les admirations et les détestations d'un écrivain affranchi de toute révérence.

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dimanche 23 avril 2017

Relire et relire encore

Résultat de recherche d'images pour "angelo de giono"Quand on s'avance dans la soixantaine, cet âge qui naguère encore prenait les couleurs usées de l'automne, on a déjà relu les essentiels, ceux qui ont nous ont portés, soutenus. 
Donc, on re relit. Un nouvel étonnement vient patiner l'étonnement de quand on avait vingt ans et qu'on croyait savoir tout lire.

Là, Angelo de Giono. Avec cette question. Jusqu'à quel point est-il stendhalien dans l'écriture ? Dans ce livre-là et pas un autre ? N'empêche ! Rendre présente Pauline de Théus avec seulement la trace ancienne d'un parfum sur un mouchoir oublié exige plus que du talent. Ce parfum embaume tout le roman. Pauline est plus visible dans l'invisible, plus palpable dans l'impalpable. Quand elle apparaît enfin, yeux verts et cheveux noirs, cousant la laine des moutons ou tirant au pistolet, sa corporéité confère une autre nature à l'envoûtement de l'énigme de la vie. Sans qu'on sache bien sûr ce que peut être cette nature. 

Autre question. Il n'est pas impossible qu'il y ait un peu de Del Dongo dans le ravissement d'Angelo. Mais laissons cette appréciation aux universitaires. De toute façon, la tétralogie de Giono n'en finira jamais d'échapper aux scrutateurs et c'est en cela qu'elle est grande.

Résultat de recherche d'images pour "un homme disparait pontalis"Maintenant, je re relis Un homme disparaît de Jean-Bertrand Pontalis. Pourquoi revenir encore vers cet auteur ? Je ne sais pas. Cette délicatesse, cette discrétion de l'écriture suspendue à l'étrange, au tragique entrent en moi, c'est probable. Ce personnage inventé qui ne sait pas s'appartenir, en écho à l'individu rencontré plusieurs fois par l'auteur et qui a disparu fourbit ma propre disparition. Qu'en reste-t-il ? Que reste-t-il en général de l'homme ? Quelques paroles ordinaires échangées sur un trottoir, deux ou trois poignées de main ou simples signes de tête. Puis plus rien. On met du temps à s'en apercevoir. On ignore par quelles conjonctions de hasards cette conscience-là nous vient. 

Et c'est peut-être ainsi que l'on [se sait marcher vers la mort].

Angelo de Jean Giono et Un homme disparaît de Jean-Bertrand Pontalis sont évidemment disponibles en livre de poche. N'hésitez pas à leur rendre visite. Ils sauront vous dire.

dimanche 16 avril 2017

Ito Ogawa, Le restaurant de l'amour retrouvé

Il existe deux Ogawa comme il existe deux Murakami. Ici Ito. Auteure de chansons et de livres pour enfants. Le restaurant de l'amour retrouvé est son premier roman.
Résultat de recherche d'images pour "le restaurant de l'amour retrouvé"Rinco, vingt-cinq ans, est cuisinière dans un restaurant turc. Un soir, en rentrant chez elle, elle trouve son appartement entièrement vide. Son amoureux est parti sans laisser ni trace ni adresse. Désespoir. Rinco perd sa sa voix et ne communique plus que par bristols interposés. Elle retourne dans son village natal dominé par deux montagnes qui évoquent les seins d'une femme allongée. Elle retrouve sa mère avec laquelle elle ne s'est jamais entendue. Une excentrique soûlographe aux multiples amants qui vit avec une truie en liberté dans le jardin et baptisée Hermès. Comme la marque de luxe.
Aidée par l'ancien factotum de son collège, Rinco ouvre un restaurant dont la cuisine est si savoureuse qu'elle ressuscite les bonheurs en allés. Des personnages hauts en couleurs défilent. La Favorite notamment qui fut au temps jadis la maîtresse d'un homme politique célèbre. 
Peu à peu, Rinco découvre qui est vraiment sa mère et comment un pistolet à eau a joué un rôle dans sa conception. Elle apprend aussi qui est Papy Hibou, cet oiseau qui hulule douze fois quand sonnent les douze coups de minuit. Elle apprend bien d'autres choses encore sans cesser de mitonner les plats qui font sa réputation bien au-delà du village... 
Voilà un roman plutôt mat dans son écriture très directe, sans falbalas d'aucune sorte, mais le lecteur est touché au coeur jusque dans les recettes de cuisine.
Le restaurant de l'amour retrouvé de Ito Ogawa est traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako et disponible en Picquier poche au prix de huit euros. Il a été adapté au cinéma.

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