lundi 25 juillet 2016

Velibor Čolić, Manuel d'exil


Il y a des livres décidément trop courts. Le Manuel d'exil de Velibor Čolić, sous-titré Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, est de ceux-là. Tant le plaisir et l'émotion sont grands à sa lecture. Et après. Dans le silence joyeux ou assourdissant des mots.
Originaire de Bosnie, Velibor Čolić raconte son arrivée en France en 1992, alors que la guerre dévaste sa terre natale. Soldat, il tirait en l'air plutôt que sur l'ennemi. Un traître. Un déserteur. Avec ses souvenirs d'épouvante. Comme cette petite tzigane dont il aimait les espiègleries. Soudain, elle tombe. Le soldat se précipite, croit à un nouveau jeu. Mais c'est un sniper. Un Serbe.
Dans son foyer d'accueil, Velibor Čolić apprend le français comme un forcené et découvre les stratagèmes du système D. Comment s'assurer que tel magasin est le moins cher que l'on puisse trouver ? Comment s'entraîner pour sauter les portiques dans le métro ? Comment cogner le premier dans une bagarre ?
Après le CADA de Rennes, Paris et ses tentacules. Des chambres plus petites que des mouchoirs de poche, des raviolis mangés directement dans la boite, du froid et de l'humidité, de la crasse, du raide pour accompagner la solitude (cocktail de limonade et d'alcool à 90).
Et, surtout, de la littérature.
Velibor Čolić a déjà publié dans son pays. Il lit Borges, Miller, Carver, Camus, Gombrowicz, tant d'autres. Il écrit, fiévreusement, s'exalte au point d'y croire, puis n'y croit plus. La crasse gagne du terrain. Il a une mine de déterré avec ses fringues signées Abbé&Pierre. Pas facile dans ces conditions d'emballer une fille, surtout avec des blagues à trois balles. La solitude toujours. Le ventre creux.
Puis, enfin, un livre publié. L'éditeur se frotte les mains. La guerre en Yougoslavie est à la mode. "Pour le prochain livre, il faut ajouter encore plus de massacres de civils...ça marche toujours très fort..."
De nouvelles aventures commencent, de Strasbourg à Budapest, Milan, Prague... Des rencontres avec des philosophes puants, des gitans truculents, des femmes aussi, oies blanches ou expertes au jeu de la bête à deux dos. Et la littérature, toujours. Alors que commence un poignant compte à rebours avant le basculement dans l'an 2000.
Au début du roman, Velibor Čolić inscrit sur la fiche de renseignements du foyer, à la rubrique votre projet en France : GONCOURT. Fanfaronnade grinçante du désespéré qui refuse de se laisser terrasser par la lucidité. La vénérable académie serait bien avisée de lui donner ce prix. Même si, aujourd'hui, d'autres guerres sont à la mode du côté de Saint-Germain-des-Prés...Résultat de recherche d'images pour "velibor colic"

Extrait :
"Peut-on écrire après Sarajevo ?
Pour décrire cette destruction qui relève de l'irréel, pour évoquer le caractère lumineux et sacré du sacrifice des victimes ?
Comme on le sait, comme on l'a répété depuis longtemps, le poète est inéluctablement parmi les hommes, afin de parler de l'amour et de la politique, de la solitude et du sang qui coule, de l'angoisse et de la mort, de la mer et des vents.
Pour écrire après une guerre, il faut croire en la littérature.
Croire que l'écriture peut remettre en branle des mécanismes qu'on a mis au rebut lors du recours aux armes.
Qu'elle peut ramener l'horreur, incompréhensible et inexplicable, à la mesure humaine."

Manuel d'exil de Velibor Čolić est publié par les éditions Gallimard (17€) et a reçu le soutien du Centre National du Livre.
Image de Ouest-France.fr

vendredi 22 juillet 2016

Benjamin Hopin, Territoires arpentés

Benjamin Hopin, poète et musicien né en 1983, est lauréat du prix Créatures 2015 avec son recueil de poèmes aux vers souvent très brefs Territoires arpentés
Il n'est pas fréquent qu'un auteur aussi jeune soit capable d'écrire avec une gomme, comme le conseillait Francis Ponge.
Territoires arpentés évoque les géographies du sensible dans l'en-deçà et le "hors frontières". La quête des royaumes promis par et dans la langue accompagne la marche. Des lignes de chemins, de rivages ou de landes, d'événements même, tracent des visages sans cesse repris au rythme incertain des mémoires. Toute matière est ici interrogée à coeur dans le creux des paumes ouvertes. Celle du silence. Celle de l'oubli.
Que restera-t-il de cet arpentage dans son obstination, dans son humilité lucide ? "Seulement du sel et un peu de vin", nous dit Benjamin Hopin.
Territoires arpentés est publié par les éditions Créatures et diffusé par The Book Edition au prix de 12 €.

Extraits :

Je vous ai voulus ivres de vie
Je vous ai tendu
Des bras aux liens dénoués
Sans épine
Sans fardeau
J'ai souhaité des corps véritables
Sans bagage dérisoire
Sans miroir vacillant
J'ai souhaité des images
Que je ne comprenais pas
Des images pour tout repeupler

*

Je marche en lâchant des oiseaux
Inconnaissables
Comme si je planais
Dans l'air qui me réclame
Le partage à portée de mes mots
Malgré les murs
Et l'ampleur de la pierre

*

Et quand nous serons devenus
Brume
Vent
Quand le miroitement de nos yeux
Sera aussi poli que des galets
Quand notre porte ouvrira
Sur cette rue du bout du monde
Où chacun sera réduit à voler
Son pain de sable blanc
Nous serons bercés
Du regret
De chacune de nos syllabes
Prononcées

*

Tu dis avoir arpenté
L'onde
Et n'avoir rien
Choisi que le ciel puisse
Te refuser
Mais tu as vu le rivage
Lacéré
Tu as vu le sang noir
Répandu



lundi 18 juillet 2016

Raul Nieto de la Torre, Los pozos del deseo



J'ai envie de vous reparler de Raúl Nieto de la Torre. J'aime tant sa poésie que j'ai traduit son premier livre avec l'aide d'Elvire Gomez-Vidal. L'ouvrage a été édité en bilingue par les regrettées éditions Pleine Page et une déambulation théâtralisée a été donnée au Musée d'Aquitaine à Bordeaux. Pour mémoire, le livre s'appelle Pas perdus dans des rues vides.
Je suis heureux d'avoir accompli ce travail à trois temps. Je suis un passeur et j'aime ça. D'autant que Raúl est un homme qui suscite rapidement la sympathie. Amateur de jambon et de foot, amoureux de sa belle Américaine Melissa et de leur petit River fort coquinet, voilà un poète qui ne pontifie jamais, qui demeure dans une langue à l'épreuve du simple. Si tous les docteurs en littérature étaient comme lui, je signerais une paix éternelle avec les universitaires.Résultat de recherche d'images pour "Raul Nieto de la Torre"
J'ai récemment retrouvé Raúl Nieto de la Torre à Madrid en compagnie de Luis Landero et d'Elvire Gomez-Vidal qui va diriger un ouvrage consacré à ce romancier fort considéré en Espagne et ailleurs. Le vin était délicieux. L'agneau de lait mitonné au vinaigre succulent. Et les conversations se tenaient, gouleyantes et joyeuses, autour de la Eurocopa, de Podemos, de toutes choses ordinaires qui renforcent le sentiment d'être vivant.Résultat de recherche d'images pour "Raul Nieto de la Torre"
La littérature, en menus pas de danse, s'invita entre tintements de verres et rires à carcajadas. De grandes figures furent évoquées, Marc Aurèle notamment, et, oreilles tendues, je parvins à ne pas trop m'emmêler dans le fil des mots.
Alors, comme lecture d'août à l'ombre et loin des tumultes, je vous propose quelques extraits du recueil Los pozos del deseo, publié en 2013 par les éditions Vitruvio. En écho aux poèmes, des notations de Melissa qui dit : "Je suis beaucoup plus belle quand je suis amoureuse". "Je te demanderai toujours plus que ce que tu peux me donner". Avec parfois des interrogations plus crépusculaires.
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La noche, sí.
Pero el deseo.
Pero el tiempo, que cumple sus promesas
como un verdugo honrado.
Y el pez rojo nadando en la pecera
de la memoria - Lucious se llamaba -
cuando no queda nadie en ningún cuarto.
La noche negra, sí.
Pero el amor.
Pero el deseo era amar lo irreparable,
escuchar ese grifo mal cerrado.
¿ A qué suena el silencio
de las habitaciones cuando no hay nadie,
no es como si quedase un ruido náufrago que no llegara a hundirse,
mas tampoco a construir significados ?
*
Pongamos que hablo de la vida eterna
mientras tiro monedas a los pozos
del deseo, y solo algunos trozos
de mí mismo se salvan de esa tierna

manera de suicidio. Que rn los pozos
del deseo no existe vida eterna.
(Pongamos que escribir es una tierna
manera de juntar todos los trozos.)

Y sé que el agua de los pozos sabe
lo que no sabe el agua de los mares,
pues guarda su secreto bajo tierra.

Pongamos que hablo de forjar la llave
que ha de encerrar por siempre los pesares,
sin saber que con ellos nos encierra.
*
Pongo esta encina contra el cielo
oscuro. Poca cosa
mucho tiempo después
de la primera luz del día.
De ella nace este sentimiento
de ser quien yo soy por encima
de quien he sido.
A ella vuelvo, a ella doy.
Pongo la sombra retorcida,
la fortaleza de su cuerpo,
de su rugosa piel contra mi piel
mientras la noche aprieta los campos amarillos
como limones viejos.
Apenas quedan ramas por talar :
en las antiguas ramas, duermen pájaros
el sue᷈no de otro hombre.
La encina,
que conserva el perfume del olvido,
no sabe ya morir.


Je cherche un traducteur très aguerri pour ce recueil. Je pense à Jacques Ancet. Je pense aussi à Jean-Marc Undriener. Je sais que le second me lit parfois et connaît bien le premier. J'aimerais que ce propos de chantier aboutisse. Raúl Nieto de la Torre le mérite amplement et davantage encore.

samedi 16 juillet 2016

Jean-Baptiste Pedini, Le ciel déposé là

Jean-Baptiste Pedini possède au plus haut point (et contrepoint) l'art de la demi-teinte. Dans la perception des couleurs comme dans celle des choses qu'elles voilent et dévoilent. Pour dire la fugacité et l'incertitude des émotions, des sentiments...
On retrouve dans Le ciel déposé là, quatrième ouvrage de l'auteur, toute la fragilité de Passant l'été qui obtint en 2012 le Prix de la Vocation (Cheyne éditeur).
Le matin vient lentement après l'aube et l'aurore et tamise les mots mêmes, mezza voce. L'enfance apparaît sous [l'horizon tordu]. Il lui arrive d'étouffer dans la gangue de l'ennui. Elle se retire et c'est tant mieux quand "le lave-linge tourne avec du calcaire plein le ventre". Le jour s'étire avec ses menues joies et ses menus tumultes. Peuplé d'hirondelles et d'étourneaux, de mouettes, de rapaces. Une abeille qui tombe fait reculer la lumière. Solitude à regarder au fond des yeux. Puis vient le soir qui brouille les contours du paysage de la côte et de l'océan. "La luminosité s'écrase tout au fond de sa niche, déjà prête à ronger le jour." Des peurs surgissent, signées par des frissons. Une étrange étrangeté confine à la mélancolie. Le ciel ne tient plus bien dans le ciel. Son nom même a-t-il encore quelque raison d'être ? Autant renoncer ! Rien ne tient et surtout pas la lumière. Demain sera un autre jour, qu'il faudra travailler ou  [vider cul sec].Résultat de recherche d'images pour "jerome pergolesi"
La poésie de Jean-Baptiste Pedini, 32 ans, est d'une exceptionnelle maturité. Aucun mot ne manque. Aucun mot n'est en trop. La note comme le rythme sont toujours justes. Le singulier s'y conjugue avec une grande maîtrise à l'universel. A mes yeux, et quitte à emplir l'auteur de confusion, je considère Jean-Baptiste Pedini comme une voix majeure de notre temps. D'autres recueils naîtront, lentement mûris (voilà un poète qui ne confond pas publication de livres et multiplication de petits pains), et les lecteurs, que j'espère de plus en plus nombreux, connaîtront d'autres saisissements, d'autres ravissements.Résultat de recherche d'images pour "sophie brassart-"
Le ciel déposé là est publié par les éditions L'arrière-Pays et coûte neuf euros. Un éditeur qui fait de la belle ouvrage et a ouvert son catalogue aux regrettés Thierry Metz et Jean-Claude Pirotte.

Enfin, et qu'importe si je passe pour un de-quoi-je-me-mêle, je suggère à l'excellente revue Voleur de feu de consacrer un numéro à ce poète rare. Des images de Jérôme Pergolesi ou de Sophie Brassart feraient avec sa poésie un merveilleux compagnonnage. Que ces plasticiens me pardonnent de ne pas leur avoir demandé la permission de publier leurs oeuvres !

Première photo : copyright Jérôme Pergolesi 2016
Deuxième photo : copyright Sophie Brassart

dimanche 10 juillet 2016

Rick Bass, Toute la terre qui nous possède

Mille neuf cent soixante-six  dans le Texas de l'Ouest. Castle Gap et la rivière Pecos. Plus bas, le lac salé Juan-Cordona. Le sel et le sable, autant de mirages qui hantent les paysages et rendent fous les humains depuis l'âge de pierre.
Richard, géologue, doit sonder les gisements de pétrole et de gaz. Mais ses rêves le possèdent tout autant que la terre. Avec l'énigmatique Clarissa dont la peau est diaphane, il fouille jusqu'à la fièvre les entrailles du sous-sol. Les fossiles sont innombrables. Les crânes aussi, de toutes les espèces. Parfois, le squelette entier d'un cheval apparaît. Puis les restes d'un chariot. Ses occupants ne sont pas loin, figés dans la cuirasse du désert. Marchands de sel ou voyageurs. Ici, entre deux strates dépliées comme des draps, c'est une femme en robe de mariée qui surgit de la nuit...
Au même endroit en mille neuf cent trente-trois. Un autre couple. Max et Marie. Max s'enrichit en récoltant le sel cependant que le cœur de Marie se dessèche. Les rives du lac sont aussi celles de la folie. Un jour, sous la fournaise qui vitrifie le sable, un éléphant échappé d'un cirque va dynamiter le cours de l'histoire.
Qu'adviendra-t-il de ces personnages lorsque Richard voudra retrouver Clarissa dix ans après leur amour mal accompli ? Que cherche-t-il à réparer des offenses qu'il a infligées à la terre parmi des soudards ivres d'argent ? Et surtout, qui est Annie ? Comment les yeux de cette petite fille peuvent-ils discerner toutes les ombres qui traversent les âmes ?
Toute la terre qui nous possède de Rick Bass est à tout point de vue, dessus et dessous, en ses angles et en ses biais, un roman géologique. Servi, et ce n'est pas si fréquent dans la littérature nord-américaine d'aujourd'hui, par une écriture qui revendique la poésie.Résultat de recherche d'images pour "rick bass toute la terre qui nous possède"
" Comme Richard, Craven avait appris à voir aussi clairement sous la surface des hommes que sous celle des montagnes et, tel un prestidigitateur, ce qu'il voyait sous la surface de Richard le troublait."
" Marie se rappela les écailles de diamant que l'éléphant avait soulevées dans son sillage, lorsqu'il avait traversé son lac de sel. Fatiguée et fiévreuse, elle se demanda si c'était dans la nature même de la vie de l'éléphant d'être accompagné, presque quotidiennement, de détritus pareils à des diamants qui marquaient son passage où qu'il voyageât ; elle se demanda quelle odeur, quel résidu ou quelle marque elle était destinée à laisser ; quelle histoire on raconterait d'elle encore et toujours. En cet instant, sa solitude se referma sur elle, aussi inéluctable qu'un étau."
Outre le sauvetage de l'éléphant qui met en scène des meutes de chiens et un dompteur désespéré, le lecteur se réjouira de la capture puis de la cuisson d'un gigantesque poisson-chat. L'allégorie finale des marionnettes construites par les enfants de la ville d'Odessa alors que l'eau polluée par l'industrie du pétrole retrouve sa pureté originelle constitue également un saisissement majeur. Comme un triomphe de l'espoir au fond des ténèbres.

Publié par Christian Bourgois Editeur et traduit de l'américain par Aurélie Tronchet, Toute la terre qui nous possède vient d'être repris en Folio.