lundi 18 mars 2024

POUR LE MOMENT, collectif de poésie hexagonale

Le mardi 20 février 2024, par temps clair et chats alanguis, Rémi Letourneur rend visite à Brigitte Giraud. Pour un projet à la fois humble et ambitieux : créer à Bordeaux un collectif de poésie. Avec à l'esprit la citation de Torga : "L'universel, c'est le local moins les murs." Du reste, Patrice Maltaverne de Lorraine et Elodie Loustau de Toulouse sont intéressés par l'aventure. Parmi les Girondins, Thibault Martouret, Christophe Marejano et Hadrien Schmitt se joignent à la troupe.

Brigitte Giraud et moi-même sommes rapidement séduits par Rémi Letourneur. Il souhaite un collectif animé dans la simplicité et la joie, ouvert au plus grand nombre et à la transversalité des propositions. Avec le soutien de Jean-Claude Meymerit, tenancier à Bordeaux du Poquelin Théâtre depuis plus de vingt ans, il propose un premier événement du collectif sous la halle du marché des Douves dans le quartier Saint-Michel le 27 mars de 18 heures à 21 heures. Dinah Ribard, auteure de Le Menuisier de Nevers. Poésie ouvrière, fait littéraire et classes sociales ; éditions Le Seuil-Gallimard, a généreusement accepté de participer à la soirée. Ensuite, le collectif lira des textes, toutes sortes de textes, accompagnés au piano par Christophe Marejano. Un moment d'échanges avec le public est également prévu après l'exposé de Dinah Ribard et il sera même possible de boire un café. 

Quelques jours plus tard, sous un soleil précoce, nous nous rencontrons à la terrasse d'un bar et nous trouvons, presque par hasard, le nom du collectif : POUR LE MOMENT.

POUR LE MOMENT, c'est ici et maintenant, ici et ailleurs, dans l'instant du passé qui commence demain matin et dans l'instant du futur en bourgeons depuis des siècles et des siècles. C'est une histoire de mots et de musiques suspendus dont la fugacité tutoie l'éternité. Pour dire quelque chose ou ne rien dire quand le silence nous assourdit, quand le flou et la transparence brouillent les lignes avec ou sans contours. 

Lors de cette deuxième entrevue, Brigitte Giraud propose que Caroline Ducau-Martin, comédienne au regretté théâtre des Tafurs qui sut répandre la poésie dans la ville, entre dans l'équipée. Proposition aussitôt acceptée. 

Au mois de juin, le collectif publiera numériquement le premier numéro de sa revue, avec la même ouverture à la diversité textuelle et culturelle. Début d'un voyage au long cours, en eau douce comme en eau salée, avec ses escales de palabres et de vins, de rêves et de volontés. Sans oublier le "piano du pauvre", à queue ou noué autour du cou. 

Petites infos sur les membres du collectif :

Rémi Letourneur : Enseignant en sciences humaines à Bordeaux. A publié dans plusieurs revues de poésie dont La page blanche de Matthieu Lorin et Traction-Brabant de Patrice Maltaverne. 

Thibault Martouret : Maître de conférence en anglais à l'université Bordeaux-Montaigne. Derniers ouvrages publiés : Smog rosé, éd Atelier de l'agneau (2021) et Les Enfants masqués, éd Abordo (2023).

Brigitte Giraud : Poète et plasticienne. Derniers ouvrages publiés : Aime-moi, éd Al Manar (2018), prix Vénus Khoury-Ghata et Toutes les nuits sont pleines de lunes, éd Al Manar (2024).

Jean-Claude Meymerit : Metteur en scène, directeur de théâtre en "faubourg" et journaliste à Sud Ouest. A mis en scène de nombreux auteurs dont Nicolas Gogol, Samuel Beckett et Claude Bourgeyx.

Hadrien Schmitt : Enseignant en école de commerce et de communication à Bordeaux. Membre du comité de la revue Revu qui pratique "l'usinage des sentiments liquides par découpe abrasive".

Patrice Maltaverne : Fondateur de la revue Traction-Brabant (95 numéros).  Derniers ouvrages publiés : Des ailes suivi de Nocturne des statues, éd  Z4 (2019) et Jeunes et vivants, éd de l'Alisier blanc (2021).

 Christophe Marejano :  Pianiste classique et ingénieur du son à Paris. A composé de nombreuses musiques de films et documentaires dont Le poids des mensonges (2017) et Substance Noire (2021).

Caroline Ducau-Martin : Comédienne. A porté de nombreuses voix poétiques au théâtre avec François Mauget : Antoine Emaz, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Claude Pirotte, Murièle Modély...

Elodie Loustau : Pianiste et claveciniste, chanteuse lyrique et baroque, musicologue. Derniers ouvrages publiés : S'effacer, éd Encres Vives (2017) et Cracher le silence, éd Rosa Canina (2023)

Dominique Boudou : Derniers ouvrages publiés : Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, éd Aux cailloux des chemins (2021) et Mis pasos son mis versos / Mes pas sont mes vers, éd Tarmac (2023). 

Image : Proposition d'affiche de Brigitte Giraud

dimanche 17 mars 2024

Ian McEwan, Leçons

 

Roland Baines aurait pu devenir un poète reconnu mais il ne l'est pas devenu. Roland Baines aurait pu devenir un pianiste réputé  mais il ne l'est pas devenu. Sa poésie  s'est réduite à quelques vers de mirliton sur des cartes de voeux et des faire-part de mariage qui l'ont un temps sorti de la dèche. Sa musique a fini par s'éteindre dans l'ambiance trop feutrée de quelques hôtels de luxe. Il a raté sa vie. Il a raté ses amours aussi.

Elles commencent au collège où il est pensionnaire, avec sa professeure de piano, Miriam, qui l'initie à tous les jeux du sexe. Mais c'est une relation dangereuse. L'adolescent sous influence se détourne de ses études, végète au fil de petits boulots sur des chantiers lors des voyages qu'il fait un peu partout, sac au dos et les poches vides.

Puis il rencontre Alissa, une jeune femme de nationalité allemande l'épouse et conçoit un enfant avec elle : Lawrence. Au bout de quelques mois, Alissa décide de tout plaquer, et le mari et le bébé. Elle reproche à Roland de ne pas être à la hauteur des promesses qu'il portait en lui et s'est aussi lassé de sa frénésie sexuelle, héritage néfaste de ses années troubles au collège. Elle ne veut pas finir comme sa mère, soumise à son mari après avoir renoncé à une carrière de journaliste (enquête sur la résistance de La Rose blanche au nazisme avec Hans et Sophie Scholl). Elle reprendra le flambeau  et sera une auteure de renommée internationale.

Tant bien que mal, Roland tient le choc. Entre quelques aides sociales et plusieurs emplois dont celui de professeur de tennis, il assure au mieux la subsistance de son fils et la sienne. Un couple d'amis (Peter et Daphné) avec des enfants du même âge que Lawrence le soutient, pendant de nombreux repas très arrosés. L'occasion pour passer en revue les soubresauts politiques de l'Angleterre thatchérienne et d'imaginer une liaison avec Daphné...

Leçons de Ian McEwan est un grand roman familial qui traverse plusieurs générations, de la deuxième guerre mondiale aux années des confinements covidiens. Avec ses secrets extra-conjugaux et ses douleurs tues, ses petites joies et ses petites bassesses. Au Royaume-Uni et en Allemagne côté est et côté ouest. La chute du mur de Berlin, à laquelle Roland assiste malgré lui, éperdu dans son désir obsessionnel de retrouver Alissa, est brillamment narrée avec l'émotion à fleur de larme. Parmi bien d'autres événements, la catastrophe de Tchernobyl en 1986, les attentats du 11 septembre à New York et ceux du métro de Londres en 2005.

Le roman consacre aussi de nombreuses pages à la souffrance économique et sociale sur fond de libéralisme effréné et de renoncements progressifs  à la volonté de construire une vie meilleure pour tous... La soumission, comme l'âge venant, courbe lentement les échines et la mémoire. On s'arrange avec le bricolage dans l'ordinaire des jours, les rêves n'ont plus guère de futur.

Seul le jeune Lawrence, brillant mathématicien et fervent défenseur de la cause écologique en Allemagne, peut espérer en concrétiser quelques-uns. Loin de son père qui franchit tant bien que mal le cap des soixante-dix ans. Et loin de sa mère de papier dont le nom circule pour le prix Nobel de littérature...

 

Extrait : 

" Le couple, un engin de torture, offrait d'immenses possibilités, autant de variantes de la folie à deux. Chacun en connaissait des exemples, et celui de Roland était une construction ingénieuse. Daphné, sa meilleure amie, lui avait mis les points sur les "i" un soir, longtemps avant le départ d'Alissa, quand il avait avoué se sentir déprimé depuis des mois. "Tu as brillamment réussi aux cours du soir, Roland. Toutes ces matières ! Mais dans tout ce que tu as essayé d'autre, tu as voulu être le meilleur au monde. Piano, tennis, journalisme, maintenant la poésie. Et encore, je ne connais pas le reste. Dès que tu découvres que tu n'es pas le meilleur, tu jettes l'éponge et tu te détestes. Idem avec les femmes. Tu demandes trop et tu vas voir ailleurs. Ou bien c'est elle qui ne supporte pas cette quête de perfection et qui te largue."

Lisez sans modération ce roman où la musique et la littérature s'invitent tout du long puis, lorsque vous aurez refermé le livre à la page 650, laissez-vous porter par les rumeurs du silence. Et, à quatre mains avec Ian McEwan, vous continuerez d'écrire le livre. 

Leçons de Ian McEwan, traduit de l'anglais par France Camus-Pichon, est publié chez Gallimard. Il coûte 26 €.

dimanche 10 mars 2024

Siri Hustvedt, Procréation, placenta, chimérisme...

Dans son essai Que veut un homme ? , Siri Hustvedt évoque la perception de l'enfantement ante partum et post partum depuis les philosophes grecs jusqu'à l'obstétrique contemporaine et les délires techno-numériques. Elle démontre que les vieilles oppositions dehors / dedans, pur / impur, masculin / féminin continuent de biaiser les percepts et les concepts, surtout dans les pays où les droits des femmes à disposer librement de leur corps sont de plus en plus menacés, souvent au nom de principes religieux obscurantistes. Patriarcat et misogynie, y compris en France, font toujours entendre leurs voix égrillardes et les réseaux sociaux relaient d'insupportables immondices. Rien n'est jamais acquis à l'homme et surtout à la femme.

" Le poète grec Hésiode écrivit sa Théogonie de 730 à 700 avant notre ère. Son paradis est un monde sans femme où les hommes vivent en harmonie avec les dieux. Zeus punit Prométhée pour avoir donné le feu au genre humain... Pandore ouvre sa grande jarre aux rondeurs de femme enceinte et donne naissance au malheur en laissant s'en échapper les maux et la mort... L'historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant notait ceci : "Ce rêve d'une hérédité purement paternelle n'a jamais cessé de hanter l'imagination grecque." Si seulement les hommes pouvaient se reproduire seuls, tant de tourments de la vie seraient alors éliminés... Vernant cite également Eschyle : "Ce n'est pas la mère qui enfante l'être qu'on appelle son enfant...Celui qui enfante, c'est l'homme qui féconde ; la mère...sauvegarde le jeune plant."

" En 2017, les médias ont fait grand cas d'une innovation ayant pour nom "biobag", soit un sac rempli d'un fluide amniotique artificiel, oxygéné par un cordon ombilical artificiel, qui a permis de maintenir vivants plusieurs semaines durant des agneaux extrêmement prématurés... L'intelligence  artificielle a entretenu le désir de transcender la reproduction organique en "donnant" des enfants nés d'un effort mental de très longue haleine. A l'instar de Zeus, les scientifiques feront sortir de leurs fronts pensifs une progéniture consciente, sans qu'aucun corps féminin ne soit ici nécessaire... Ray Kurzweil, un gourou de la haute technologie, écrit : "A l'avenir, nous pratiquerons le clonage thérapeutique, une technologie très importante qui évite le concept de foetus."

" La gestation implique bien plus qu'un sac rempli de fluide ou bien plus que le concept de foetus... "Une conversation croisée moléculaire se déroulant à l'interface foeto-maternelle a pour protagonistes de nombreux types de cellules différentes... Les mécanismes  précis de ces "conversations" n'ont pas été découverts, mais une grande partie de la signalisation et de la négociation cellulaires se déroule durant la grossesse entre les cellules maternelles et l'amas fertilisé de cellules qui peuvent ou non former un embryon et le placenta... De nombreuses strates de communication sont requises pour que débute et se poursuive la grossesse, des strates qui sont probablement souvent uniques chez les humains." [Gendie E. Lash, début d'article publié en 2015 dans les Cold Spring Harbor Perspectives in Medicine]

" Le placenta semble contrôler la migration des cellules de la mère au foetus et du foetus à la mère, un phénomène appelé microchimérisme... En biologie, une chimère est un individu, un organe ou une partie du corps dont les tissus sont d'une constitution génétique différente, un mélange, un mixte... En 2012, des découvertes fondamentales furent faites au sujet du microchimérisme. Le New Scientist titra : L'adn du fils découvert dans le cerveau de la mère. Le Smithsonian alla encore plus loin : Les cellules du bébé peuvent manipuler le corps de la maman des décennies durant. On ignore encore comment ces cellules ont une incidence sur la santé de la mère. Les cellules peuvent jouer un rôle en améliorant la fonction immunitaire de la mère ; elles peuvent aussi jouer un rôle dans certaines maladies... L'idée selon laquelle de l'adn masculin pourrait se retrouver dans le corps d'une femme, faisant d'elle une sorte de monstre, le résultat d'un mélange d'adn féminin et d'adn masculin, a fait les gros titres - une invasion étrangère ! Oh mon Dieu, la femme a un homme en elle ! Une circulation cellulaire dans l'autre sens n'a pas fait la une des journaux. Un homme avec de l'adn féminin ! Mais ce dont témoignent ces manchettes, c'est d'un sentiment général d'inquiétude et de surprise face à ces mélanges d'adn féminin et d'adn masculin - ce qui est après tout l'essence même de la reproduction humaine : le deux-en-un. L'hystérie générale était causée par le fait que l'adn foetal masculin était entré dans le cerveau de la mère, dans son esprit - ce lieu sanctifié des idées, loin de l'humble utérus." 

Image : Francis Bacon, Etude de personnage n°2, 1945-1946. En écho à ce que dit Siri, il observe : "Je me considère comme une espèce de machine pulvérisatrice dans laquelle est introduit tout ce que je regarde et tout ce que je sens."                     


 

samedi 9 mars 2024

Siri Hustvedt, L'aire de jeu de Freud

Dans son bref essai Histoires de traduction, Siri Hustvedt narre une anecdote qui a peut-être guidé la psychanalyse vers un chemin différent à cause d'une ambiguïté entre langue allemande et langue anglaise. Cette anecdote illustre à merveille que traduire demande bien des petits arrangements pour tenter de réduire au mieux les multiples écarts de sens qui surgissent dans et autour des mots.

" Cela m'est arrivé en 2011 tandis que je travaillais à une conférence. Je devais tenir à Vienne la trente-neuvième conférence annuelle de l'Institut Sigmund Freud ; et si je lisais Freud depuis de nombreuses années, je le lisais en langue anglaise... Je me plongeais donc dans les versions allemandes originales des textes que je citais et découvris quelque chose d'intéressant. Dans "Remémoration, répétition et perlaboration" (1914), Freud traite la manière par laquelle un analyste devrait à ses yeux traiter la "compulsion de répétition" de son patient. A un moment du texte, [ la traduction anglaise est la suivante] : "We admit it into the transferance as a playground in which it is allowed to expand in almost complete freedom..." [Mais] le mot allemand est Tummelplatz. Il n'y a pas d'équivalent exact de ce mot dans la langue anglaise. Playground, l'aire de jeu, désigne un lieu plutôt réservé aux enfants, alors que Tummelplatz, la place du jeu, en désigne un qui n'est pas réservé aux seuls enfants. C'est le lieu de l'agitation, de la précipitation, un lieu où se déroulent beaucoup d'actions. Freud évoque également la zone de transfert entre l'analyste et l'analysant en la présentant comme un "terrain de luttes" et un "champ de batailles"... Freud ne pensait pas à des enfants en train de jouer lorsqu'il choisit de recourir au mot Tummelplatz...

Playground fut donc le mot que lut Donald W. Winnicott, le psychanalyste et pédiatre anglais, lorsqu'il découvrit le texte de Freud. Winnicott ne parlait pas l'allemand. Et bien qu'il ne le mentionne jamais, sa théorie du jeu fut très certainement inspirée par sa lecture de la traduction anglaise de cet essai de Freud... Si Winnicott était tombé sur le mot Tummelplatz et non sur le mot playground, qu'en aurait-il été ? Aurait-il élaboré sa riche théorie du jeu, qui fait de la "région intermédiaire" du transfert telle que pensée par Freud un "espace potentiel", un espace qui n'est ni une réalité psychique intérieure ni le monde extérieur ?"

Image : Les trois Sphinx de Bikini, Salvador Dali, 1947

jeudi 7 mars 2024

Siri Hustvedt, autobiographie et roman


Dans son essai L'avenir de la littérature, Siri Hustvedt aborde évidemment l'incontournable question du souvenir, comment on s'en saisit, comment on s'en dessaisit, comment il se compose, se décompose puis se recompose. L'étroit maillage du passé, du présent et du futur par la pensée, l'émotion, le désir et la relation de ceux-ci augmente le flou et les opacités. De même, il ne faut pas perdre de vue qu'un souvenir n'appartient jamais tout à fait à celui qui se souvient. Il est en lien avec d'autres souvenirs, individuels et collectifs. Lesquels, cela va de soi, sont sans cesse revus et corrigés par les variantes infinies de l'imaginaire selon les époques...

 "Nos souvenirs autobiographiques, la manière dont nous retenons le passé dans le présent, sont un terrain noyé dans la brume. Non seulement nos souvenirs perdent en précision au fil des années mais ils changent. Afin de mieux souligner que le présent imprime toujours sa marque sur le passé, Freud forgea le concept d'après-coup. Nous ne pouvons faire retour vers ce qui a été, sauf à travers les "lentilles" du présent. Les spécialistes de la mémoire parlent de consolidation et de reconsolidation. L'émotion consolide les souvenirs...mais le même souvenir est aussi l'objet d'un travail de reconsolidation, il change. Nous n'emmagasinons pas les souvenirs en les rangeant dans des boîtes de nos cerveaux pour ensuite les en retirer chaque fois que nous le décidons. Les métamorphoses de la mémoire sont complexes et ne sont pas entièrement comprises, mais il est bien connu que les êtres humains peuvent se rappeler quelque chose qui ne s'est jamais produit ou qui est arrivé à quelqu'un d'autres."

"De nombreuses recherches empiriques ont démontré de façon certaine que la mémoire peut être manipulée par la pression sociale. En 2011, Micah Edelson et ses collègues du Weizmann Institute publiaient un article dans la revue Science intitulé "Suivre la foule : substrats cérébraux du souvenir conformiste de long terme"... Ils relevaient ceci : "Les participants ont eu fortement tendance à se conformer à des souvenirs erronés entretenus par le groupe, commettant ainsi des erreurs à la fois durables et temporaires, y compris lorsque leur souvenir initial était précis. Les images mentales produites par une personne qui se conforme à ce que croit la foule en viennent, me semble-t-il, à supplanter les images initiales. Aucun des participants à cette expérience ne souhaitait faire erreur dans son travail de remémoration, mais le souvenir précis que chacun d'eux avait gardé du film qu'ils avaient vu avait été altéré de façon définitive du fait même de l'influence d'autrui. Des souvenirs autobiographiques peuvent être éclipsés par des fictions."

"Ma conviction est que les réalités fugaces du souvenir autobiographique conscient - les nuées d'images que nous avons à l'esprit et qu'accompagne chaque fois une tonalité émotionnelle particulière - et que l'acte même consistant à s'imaginer dans le futur ou à écrire un roman, qui génère également des images mentales et des sentiments, ne sont pas choses distinctes mais parties intégrantes de la même activité."

"Le langage est au fond diabolique. Il naît entre des personnes et parmi elles. Comme l'avance le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, "tout mot est pour moitié celui de quelqu'un d'autre". Lorsque je lis des romans, je suis cet autre, celui qui accepte le don que me fait l'écrivain. Tout livre est inventé, non seulement par l'écrivain mais aussi par son lecteur." 

Image : Gérard Garouste, 1987

mercredi 6 mars 2024

Siri Hustdvet et le concept de frontière


Le décloisonnement des savoirs et de leur perception n'est pas une idée neuve. Des encyclopédistes du XVIIIème siècle à Edgar Morin, la nécessité de la transversalité pour mieux appréhender la complexité du monde en évitant les biais du réductionnisme est l'objet de nombreux ouvrages de sciences humaines. 

Les travaux de Siri Hustvedt s'inscrivent dans ce chemin-là, sans frontières artificielles entre corps et esprit, raison et émotion, intérieur et extérieur. Lesquelles sont un étouffoir où moisissent les préjugés.

"La neurobiologie, l'anthropologie, la physique et la psychanalyse...sont comme des Etats ou des pays séparés, chacun existant à l'intérieur de ses propres frontières soigneusement tracées. Une spécialisation extrême peut rendre difficiles, voire impossibles, des dialogues par-delà les frontières. Des champs de connaissances différents se fondent sur des postulats différents qui, à leur tour, créent différentes manières de percevoir et comprendre le monde. Ces postulats, profondément ancrés, ne sont pas toujours apparents. Parfois, ils sont invisibles, ils sont l'objet d'une sorte d'accord tacite parmi tous ceux qui travaillent au sein de la discipline en question, qu'il s'agisse de la physique ou de l'histoire. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de disputes à l'intérieur d'un champ donné. Chacun accueille en son sein de forts nombreux débats, mais ceux-ci portent rarement sur les questions fondamentales... De temps à autre, il arrive que les personnes qui travaillent dans le champ en question constatent que les lignes de démarcation qu'ils avaient tracées entre une chose et une autre, que le sol dont ils supposaient qu'il soutenait l'ensemble commencent à se craqueler, à s'effriter. On le constate...de façon évidente dans les sciences expérimentales. Des expériences réitérées révèlent que quelque chose d'inattendu, dont on ignorait l'existence, existe en fait bel et bien, et les personnes travaillant dans ce champ se voient sommées de réviser du tout au tout leurs postulats de départ, de tracer de nouvelles lignes de démarcation et de penser dès lors de façon différente."

"Nous considérons comme chose acquise que la peau de l'homme est sa propre frontière. Mais toute personne a été un jour un agglomérat de cellules en division à l'intérieur du corps d'une autre personne ; et ses rêves, ses inquiétudes et la nourriture qu'elle ingérait ne peuvent être séparés de l'être embryonnaire qui est un jour devenu un foetus et, dès sa naissance, un nouveau-né - nouveau-né qui passa l'année suivante à se cramponner à cette autre personne ou à quelqu'un d'autre avant de marcher tout seul. Et pas plus l'adulte n'est-il un être entièrement indépendant. Toute personne a des orifices ouverts sur l'extérieur. Il ou elle voit, entend, touche, sent, respire, mange, urine, défèque, se mêle à d'autres corps lors de rencontres érotiques, aime, hait, souffre, pense et imagine."

Nous verrons à ce propos dans un autre article, ce qu'écrit Siri sur la fécondation et l'accouchement, avec ces oppositions encore trop souvent affichées entre pureté mythique de l'homme et impureté maléfique de la femme et de son corps. Par exemple, le placenta n'est pas le lieu étanche où le bébé à naître est protégé des complexités cellulaires de la parturiente. Garantissant ainsi à la future progéniture mâle toute sa puissance exempte d'insanités. L'obstétrique réduite au seul savoir de sa spécialité continue, encore aujourd'hui, de véhiculer de sottes et stériles dichotomies.  

Image : Blue days and Pink Days de Louise Bourgeois. Dans son essai Deux à la fois, présent dans ce volume, Siri évoque longuement Louise Bourgeois et nous y reviendront en abordant le microchimérisme qui lie intimement la mère et son enfant in utero.

mardi 5 mars 2024

Siri Hustvedt, Mères pères et autres (1)


Siri Hustvedt est une butineuse à la fois drôle et méthodique dans tous les champs du savoir où elle tisse des liens. Littérature. Art contemporain. Sociologie. Philosophie. Psychanalyse. Neurosciences et même obstétrique... Son recueil d'essais Mères pères et autres n'est cependant pas une somme assommante. L'auteure, redisons-le, ne manque pas d'humour pour évoquer les souvenirs de son enfance en Norvège, sa mère et son père, sa grand-mère. Ou, encore, son arrivée aux Etats-Unis et sa vie à New York depuis quarante ans. 

Le fil conducteur du livre est la condition assignée par les hommes aux femmes des commencements du néolithique à aujourd'hui. Objectivement et subjectivement. Dans les représentations mythologiques et historiques. Dans les récits littéraires et médiatiques. Dans la relation des sciences, de la plus ancienne à la plus récente. Siri Hustvedt affiche un féminisme lucide et déterminé qu'on pourrait apparenter à celui, par exemple d'Elisabeth Badinter. Un féminisme de co-déconstruction quand il s'agit de déconstruire des a priori, des dichotomies, des attitudes et des actes. Un féminisme de co-construction quand il s'agit d'ouvrir de nouvelles voies au futur partagé des femmes et des hommes alors que, partout dans le monde y compris en Europe, le droit des femmes est de plus en plus souvent contesté. 

Mais laissons la parole à Siri. En commençant par des bribes qui illustrent sa façon de questionner la pensée générale, sans biais oppositionnel.

"Ce n'est qu'à l'âge adulte que j'ai été en mesure de réfléchir au problème de l'omission, à ce qui fait défaut plutôt qu'à ce qui est là, et que j'ai commencé à comprendre que le non-dit peut être aussi bruyant que ce qui est dit."

"Bien que l'on ait longtemps considéré le deuil comme un trait exclusivement humain, des travaux de recherche laissent penser que d'autres primates, les éléphants et certains oiseaux pleurent eux aussi leurs morts, que nous, humains, ne sommes pas les seuls à transmettre des pratiques culturelles de génération en génération." 

"Dire que les gens changent et restent à la fois les mêmes est une banalité. Héraclite, ce philosophe qui vécut à la fin du VIème siècle avant notre ère et dont l'oeuvre n'est parvenue jusqu'à nous que sous la forme de fragments, est sans doute surtout connu pour ces mots, qu'on lui a attribués : "On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve." Mais ce n'est pas exactement ce que dit le fragment en question, qui dit en fait ceci : "Dans le même fleuve nous descendons et nous ne descendons pas, nous sommes et nous ne sommes pas." C'est bien plus énigmatique. Le fleuve suit son cours, il s'écoule, et l'eau qu'il charrie ne cesse de changer bien qu'il reste le même fleuve. Je ne tenterai pas d'interpréter le "nous sommes et nous ne sommes pas". Les biologistes parlent cependant d'homéostase, une notion ancienne à laquelle on a donné un nom tout neuf. Elle désigne les ajustements dynamiques qu'opère le corps vivant confronté aux réalités internes et externes et qui lui permettent de continuer d'être ce qu'il est. Il change de manière à pouvoir rester le même." 

Mères pères et autres de Siri Hustvedt est publié chez Actes Sud et coûte 24,50 €.

lundi 4 mars 2024

Carine Perals-Pujol, Poèmes inédits

 


Carine Perals-Pujol a publié dans plusieurs revues dont Dissonances (N° 25 sur le thème de la peau et N° 34 sur celui des traces) et La Piscine. Elle a également participé à l'expérience numérique des Vases communicants (allusion à André Breton et à la mécanique des fluides) avec Joachim Séné, Louise Imagine et Christophe Sanchez. Régulièrement, elle poste des textes sur sa page Facebook et nous les aimons. Ils évoquent, notamment, les empêchements du langage et de la langue. Leur flux souvent brisé exprime ce quelque chose en nous qui manque d'ossature et que nous cherchons à rassembler. Pour faire la part de l'ombre dans la lumière.

 

poème par morceaux

pulvérisé ici et là

les bords tranchants à peine de quoi refléter la

lumière

(la lumière, on s'en fout, dit-elle, la femme, et

elle s'en va)

poème par braises

 

et tout est là

*

le poème est incertain / vacille

il tient pourtant il bouge un peu / bascule

 

et dans la main qui l'offre il fait des étincelles

pierre de cuivre trouvée à la rivière jamais tout

à fait exacte

jamais tout à fait régulière

il suffit d'un seul angle à la lumière

dit la mémoire il suffit d'un visage

 

à la lumière

*

il fait silence dans ta ville sous cette pluie qui

ne finit jamais

silence tu disais

dans ta ville que je fouille et visite

continuellement

je cherche les pierres perdues la page écrite ce

qui reste quelque part

qui témoignera de nous

 

qui nous dira

*

on parle comme

on parle

 

dans notre langue le désastre a couvé

longtemps

on en a plein la bouche on / parle mal

quelque chose a dû briser l'échine de la

grammaire on serait verbeux pour un peu

accroche-toi aux voyelles

 

ma langue a des racines ma voix quelle

déconfiture l'aveu nous taraude ma langue est

taupe

on n'y voit rien disait-il et elle le reprenait 

gentiment Mais si quand même, regarde,

et c'est comme ça après tout qu'on parle aux

presque enfants

 

la langue précipitée s'essouffle où va-t-elle

elle est sortie sans sa grammaire et il va

pleuvoir

mais c'est que voyez-vous la grammaire ici

danse

 

et on devient tous un peu gaga

*

il me semble parfois que je vous regarde

depuis l'autre rive,

au bord d'un fleuve intraduisible, vaste corps

d'eau et de tourments.

 

un oiseau fou m'aura posée là, sans doute,

dans l'écart et la stupeur

qui ont rendu la langue impossible.

 

(paroles de l'étrangère) 

*

c'était tellement difficile de parler

à force d'être mêlée au fracas, à force de ne

plus savoir qui fait quoi,

et si c'était moi la faute, l'horreur, l'immonde ?

que vaudrait ma parole ?

 

difficile de parler, et pourtant tracer les lignes 

entre les corps, reprendre son dû, avoir sa

part,

- la parole fait ça, avec patience, avec lenteur.

 

et tout à coup, sans même savoir pourquoi,

parler

 

mais garder en mémoire le péril, le silence

étonné

de celui, de celle qui n'y arrivent pas. 

 

Image : Le propre et le figuré, Hervé Télémaque, 1982, Centre Georges Pompidou

 

vendredi 1 mars 2024

Rémi Letourneur, Le bitume ou la mer (inédit)

Le bitume ou la mer de Rémi Letourneur est une longue prose poétique composée de trois mouvements : Enclave, Excursion et Fin.

L'auteur est un passant ordinaire, tantôt présent tantôt absent, dans ce que la banalité des paysages cache ou révèle. La matière des rues et des boulevards, des ponts, n'est pas plus sûre que celle des corps qui chancèlent et suffoquent avant de se désagréger. L'époque même manque de contours en ses durées. "Quand suis-je ? ", se demande Rémi Letourneur. Reste la volonté [d'imaginer par l'oeillère d'une porte close la possibilité d'un autre monde sensible].  

Le lavomatique, avec ses étapes minutées et ses hublots globuleux, incarne et désincarne cette volonté-là, dans la langue abolie aux sons du tambour. L'enfance revisitée métamorphose l'image du père et de la mère. Leurs "bouches d'écailles" ont tour à tour les râles de la vie et de la mort.  Petite vie et petite mort pour un enfantement bicéphale, noyé dans les [aquosités baveuses] et "les débris salivaires". Mais le chant de l'enfance reprend le dessus. Les parents, [rincés, essorés] sont partis... Il y a plein de fleurs dans les mots "qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer, encore, contre les cordes à linge". Est-ce ainsi que la vie se désenclave ? 

A jouer les funambules sur une scène qui est comme le réel de Lacan un trou sans bords, le poète en excursion se retrouve "perché-vautré sur le cou d'une girafe" et prend "les chevelures buissonnières pour des moquettes". Quelque chose ne va pas. Entre ciel et bitume, la machinerie onirique se détraque. Rémi Letourneur ressent "le frisson d'une vie antérieure". Est-elle le lieu trouble de ses vagabondages ? Des herbes hautes déplient leurs énigmes le long d'une rivière à implants et toute forme se déforme. Il n'y a plus de corps qui tienne. Comment naviguer dans des géographies où la lune s'éteint, où le liquide amniotique du réel submerge toutes les lignes ? En Ulysse du futur improbable, le poète cherche ses points d'ancrage. Dans l'en-soi et le hors-soi. "J'ai navigué pour tous les ports. Et partout, d'amarrer des pontons sans relief, je me suis perdu. Aux quais, je n'ai trouvé que le vide des chemins sans frontières, que des hommes sans papier, sans nom", écrit-il. Ce voyage sans retour est aussi un voyage sans aller. Le temps comme l'espace sont vides. Il n'y a pas de fin sans confins.

Dans son dernier texte intitulé Cendrier, Rémi Letourneur est assigné à domicile par le ciel qui bloque et la lune qui coagule. Même les miaulements du vent n'engendrent aucune illusion de chat.  Ne reste que le rien dans des cadres où vague le flou. Il n'y a rien. "Tout est là".

Extraits :

 "Aux recoins du hangar, les bâillements du ciel, passant aux filtres de fenêtres ciselées, projettent tubes et machines d'un regard perle et rouille. Ossatures sans noms, cadavres ou reliques pour cette image que l'écho réanime en vain, pantins sans articulations qui flottent plat, contre le bitume et les carreaux débraillés : quel est ce parfum que je vois fuiter de vos pores de métal ? Tu te demandes aussi quelle est cette odeur, toi qui jamais ne prêtes le nez aux gestes des minutes. Et moi, je te réponds que les années compactes suintent aux choses qui tiennent debout. Tu avances, je te suis, puisque toujours, c'est ainsi, l'horizon nous déroule."

*

"Je suis sorti. Sorti de moi. Mais, de me voir seul au milieu des raies, j'ai été pris de vertige. Vertige de matière vide des pieds jusqu'au menton. Vertige d'une scène sans lueur. Vertige d'un chemin sans route. Inconcevable. Et ce vide, si profond qu'il en éteint la profondeur, m' a ramené en corps. Aux marges du monde, j'ai caressé, dans un frisson, les limites de la conscience. Combien de temps ai-je passé loin de moi ?

Le retour à la plaine, le retour à ses larmes, le retour à ces longues respirations nocturnes n'est pas un choix. En brouillures sous le ciel éclaté, j'ai voulu embrasser l'univers en désordre : impossible. Retrouver l'harmonie pour en laper chaque goutte ; reconstruire le tableau pour y vagabonder pleinement. J'attends toujours la lune."

*

"C'est le moment où aube et crépuscule s'affairent. C'est le moment où l'horloge réparée embauche. C'est le moment, où moi aussi, je dois te repartir. Mais avant, je laisserai sur la berge un mot, je glisserai dans la barque, à quai, un son. Un son plein et solide, d'un métallisme froid. Un mot succinct, suave comme un oreiller. Mais un mot que mes doigts puissent saisir en toute sécurité : une rame, en somme. Etanche. Oui, c'est bien ça : étanche, comme mon coeur voudrait l'être sur cette barque, là-bas."

L'écriture de Rémi Letourneur s'attache autant au son qu'au sens et épouse souvent le rythme de la ritournelle : "Rouillé. Rouillé au fond de... ; je roule des pieds. Des pieds contre... ; Alors j'attends. J'attends que...". Elle hésite entre anaphore et épiphore : "C'est le moment... ;  Derrière les portes... ;  Il faut choisir, chacun son tour. Choisir... ; La lune s'est laissé faire". Cet attachement à la musicalité est particulièrement sensible dans le texte Hydre aux litres.  Les mots, qui sont des phonèmes, tantôt sifflements et tantôt plaintes étouffées, fusent puis s'effondrent, "onomatopées lourdes", dans un [nuage sonore de métal et d'inox]. Enfin, cela compte pour exprimer le détachement de l'attachement, le poète qui se dit "girafé" sait manier l'humour, piqueté ça et là de légères pointes surréalistes. Et c'est ainsi que nous l'aimons. "Tout est là".

Rémi Letourneur  a publié dans plusieurs revues dont Traction-Brabant de Patrice Maltaverne et La page blanche de Matthieu Lorin. L'un de ses poèmes vient de paraître dans la revue Lichen. Nous espérons vivement que Le bitume ou la mer trouvera bientôt un éditeur. 

Image : Salvador Dali, Solitude, 1931

 

 

vendredi 9 février 2024

Grégory Rateau, de mon sous-sol

 


« L’homme du sous-sol est capable de demeurer silencieux dans son sous-sol quarante années durant ; mais s’il sort de son trou, il se déboutonne et alors il parle, il parle, il parle… »   
Fedor Dostoïevski

Grégory Rateau a découvert Le Sous-sol de Dostoïevski quand il avait vingt ans. Sans doute, quand sa vie allait de guingois, s’est-il identifié à cette confession d’un narrateur anonyme et solitaire dans l’estime puis le dégoût de soi. Aujourd’hui au bord de la quarantaine, il s’y identifie encore et éprouve une urgence à écrire, écrire, écrire. Dans la fièvre d’une lucidité dont la lumière aveugle. Bien sûr, le lecteur comprend vite que le sous-sol, également nommé souterrain par l’auteur des Possédés, est celui de l’âme. « Déjà alors, mon âme portait en elle son sous-sol. », observe-t-il en précurseur de Freud. Le revers d’une conscience travaillée par l’expérience est toujours à chercher dans les bas-fonds tumultueux de l’inconscient. Avec ses jouissances douloureuses.

Dès les premiers vers de son long poème intitulé De mon sous-sol, Grégory Rateau évoque son adolescence harcelée et la « douce indifférence » des siens occupés à leur plaisirs débridés. « même les vieux copains / faisaient un pas en arrière / un choix définitif / d’un côté les paumés… / et de l’autre / …les dominants, les motocyclés ». Quand au sentiment d’abandon s’ajoute celui de la trahison, la tentation du mal conduit parfois le persécuté à vouloir devenir persécuteur à son tour. S’agissait-il vraiment de « suivre sans faiblesse la voie du sabre » chère à Mishima et comment pouvait-elle s’accommoder sans heurts majeurs du désir d’un futur « ivre de légende » ? La question se pose d’autant plus facilement qu’on pressent l’impossibilité d’une réponse. Les blessures de la psyché, ce miroir sans tain, n’ont jamais de contours sûrs dans la mémoire. Et le poète hante lui-même ce qui continue de le hanter. Dans la [dissociation du « moi »]. En appelant un Dieu qui reste sourd, en imaginant que la souffrance n’est pas vaine, qu’elle est une mise à l’épreuve tendue vers une fin réparatrice…

Dans un deuxième temps, Grégory Rateau  égrène ses désillusions de jeune auteur de poésie et, nolens volens, entre désir de repli dans sa « retraite roumaine » et désir de paraître dans le milieu des lettres, revit les offenses de [la cour où il est né]. Mais au diable « les littéreux », « les bobos fanatisés » et « leurs Clubs faisandés », « à la Closerie des Lolita », les courbettes au Figaro Littéraire ! Le temps est venu de ne plus « longer les murs ». Traversé de pulsions mystiques comme Dostoïevski ou Rimbaud, le poète part en quête de son Graal pour boire avec ses Phrères l’«OR NOIR » de sa coupe.  La légende encore et son cercle à partager pour « transmettre la parole…et tout faire pour la rendre vivante ».

Ce qui n’empêche pas Grégory Rateau, à la toute fin de son texte, d’examiner sans concession ses affres mis à maux. Avec humour, il considère le passage de la quarantaine comme une limite au-delà de laquelle [son ticket n’est plus valable]. Avoir ou ne pas avoir le ticket, auprès de qui et pourquoi, en voilà une question qui taraude l’humain depuis ses commencements ! « Il est temps de ne plus jouer cette comédie », écrit-il. Se lamenter sur son propre sort, pleurer sur les illusions perdues, non. Définitivement non. En délicatesse avec son siècle comme Dostoïevski l’était avec le sien, le poète souhaite s’éloigner de tous les miroirs trompeurs et « continuer à respirer décemment » en espérant que sa jeunesse n’a pas dit son dernier mot. Parler, parler, parler. Ecrire, écrire, écrire. Mais sans se déboutonner. Si désespoir il y a , il restera correct.

Extraits :

le lendemain brûlant de haine / ma peur bien planquée / pesant sur ma scoliose / en nage à force d’uppercuts / lancés à la dérive / de brasser les mensonges / et autres chimères / dissocié du « moi » / je ne voyais plus que les fissures / les craquelures dans le béton / les petites imperfections / qui semblaient me sourire / l’acharnement reprenait / quand ce n’était pas les marques de ces morveux / c’était la règle qui opposait sa signature / ma peau finissait même par s’endurcir / par me donner des allures de vieux bonze

*

Ce sont les livres qui ne m’ont jamais lâché / des plaquettes et des pavés / sans discrimination aucune / juste un assemblage de briques / assez pour me surélever / des mots qui ne ressemblaient à rien d’autre / des galaxies contenues parfois dans une phrase / de vraies claques / Rimbaud, Miller, London, Istrati / Affamés de découvertes / de justice / d’une toute autre liberté / eux aussi en ont soupé / encaissé / sans jamais sourciller / leur rage a grandi / nourrie de rencontres / de frustrations / de fraternité sauvage / loin des lieux communs / du cordon ombilical / je la sens grandir en moi à mon tour / cette langue souterraine / le Bruit et la Revanche

*

Grégory Rateau a écrit son De mon sous-sol en une semaine. On retrouve les élans lyriques qui lui sont chers, avec parfois des envolées dignes de Léo Ferré. Le poète de La mémoire et la mer détestait lui aussi le « jazz d’ascenseur ». Mais davantage que dans ses recueils précédents, on repère dans ce long dépli des instants de parole au premier degré, tantôt suffoquées et tantôt criées : « mais je peux me tromper…je l’ai bien senti…il fallait s’y attendre…je n’en peux plus de composer…très peu pour moi… ». Et c’est là, dans ce qui échappe au flux linéaire de l’écrit pour être dit sans artifice, que l’auteur nous confesse ses faiblesses et ses forces. Comme l’anonyme de Dostoïevski qui voulait être quelqu’un. Mais comment, comment, comment, sans rien trahir ?

De mon sous-sol de Grégory Rateau est le premier volume de la collection Aliénation & Liberté (Variations sur une même corde)  publié par les éditions Tarmac. La couverture, qui fait penser à une certaine métamorphose, est illustrée par Ramuntcho Matta. L’ouvrage coûte 10 €.

NB : Pour mémoire, Grégory Rateau est l’auteur de deux recueils de poèmes en 2022, Conspiration du réel aux éditions Unicité et Imprécations nocturnes chez Conspiration éditions. Ces ouvrages sont chroniqués sur ce blog.